Présentation historique et immersion dans le Tour d'Andalousie. Loin des pavés du Nord, quelques leaders de GT reprennent la compétition, tandis que d'autres peaufinent leur préparation en vue des classiques, à deux semaines du Omloop. 

C’est la mi-février. Dans presque toute de l’Europe, les fans de cyclisme (et de fantacycling) fixent le ciel gris et se mettent à rêvasser, qui de pavés humides, qui de bordures assassines. Bref, on se met progressivement en mode classiques: c’est bien connu, les flandriennes sont la meilleure recette contre le manque de luminosité. D’ailleurs, chers lecteurs, si vous lisez cet article, vous avez déjà certainement aussi ouvert le magnifique fichier des coureurs des FantaClassics. Si c’est le cas, le virus vous a irrémédiablement été inoculé. La majorité d’entre vous êtes encore plus ou moins normaux, mais d’ici quelques jours, au fur et à mesure qu’on se rapprochera de la deadline du 24, les choses vont changer: en buvant votre café du matin, vous vous surprendrez bientôt à vous demander si Tiesj Benoot n’est pas surcoté à 16 fantamillions, á spéculer sur l’explosion de Dylan Teuns, voire de fantasmer sur le hold-up du siècle avec une victoire de la chèvre Bouhanni à San Remo.

Plusieurs centaines de kilomètres plus au sud, en Espagne, la perspective sur le ciel et sur le début de la saison cycliste est bien différente. A vrai dire, pour les Ibères, les flandriennes restent un objet cycliste mal identifié, et donc largement mal aimé. Le palmarès des Espagnols, d’une indigence absolue, est indigne d’une nation majeure du cyclisme et reflète cette indifférence totale. Jugez-en plutôt : grande misère sur table dans les monuments (zéro victoire espagnole en 115 Paris-Roubaix et 101 Ronde!), et seulement 2 succès mineurs, signés Freire à Gand-Wevelgem en 2008 et Flecha à l’Omloop en 2010. Juan Antonio Flecha qui fut d’ailleurs l’unique Espagnol un tantinet compétitif sur les flandriennes, et le seul (avec l’ancêtre Miguel Poblet, au tournant des années 60) à monter sur le podium d’un monument: 3 fois à Roubaix (2005, 2007 et 2010) et une fois au Ronde (2008) quand même. 

Autant le dire tout de suite, ce n’est pas cette année que va s’atténuer cette tendance lourde, qu’on peut projeter sur l’ensemble des classiques, et pas seulement les flandriennes. Pour s’en convaincre , il suffit de jeter un coup d’oeil aux 100 premiers coureurs listés pour ces FantaClassics 2018: on y retrouve… 2 Espagnols, Alejandro Valverde et Dani Moreno. Pas exactement des jeunes premiers, avec tout le respect (immense) dû à El Imbatido, qui sera une fois de plus l’homme à battre tant à la Flèche qu’à LBL.

Quoi qu’il en soit, cette représentation de purs vétérans sur les classiques est symptomatique du terrible manque de renouvellement générationnel dans le cyclisme espagnol. Du trio doré qui a fait vibrer la Péninsule ces 15 dernières années, les deux tiers ont pris leur retraite (Purito en 2016, El Pistolero en 2017), et Valverde ne pourra pas défier Mère Nature indéfiniment. Le besoin de voir de nouvelles têtes émerger est donc pressant, mais force est de constater que la nouvelle génération n’est pas au rendez-vous des classiques, par manque de vocation (priorité est donnée aux GT), par manque de talent… ou les deux. Car soyons clairs, parmi les (plus ou moins) jeunes pousses, derrière Landa (dont on reparlera ci-dessous), c’est un peu une main de grande misère qu’on a servi au cyclisme espagnol: Ion Izagirre (Barhain-Merida) n’a jamais pleinement exploité un potentiel pourtant évident, les rouleurs Marc Soler (Movistar) et Jesus Herrada (Cofidis) n’ont encore rien montré, tout comme le baroudeur Carlos Verona (Mitchelton-Scott), pourtant un moment présenté comme un possible successeur de Valverde. Le tout-terrain Carlos Barbero (Movistar) a choisi de lever des bouquets dans des courses espagnoles de seconde zone, tandis que David de la Cruz, qui vient de signer chez Sky, semble résigné à faire une carrière de gregario. Quant à Pello Bilbao (Astana) et Ruben Fernandez (Movistar), on peut sans doute les considérer perdus pour le fantacycling. Finalement, à part Landa, seul Omar Fraile (Astana) semble présenter un intérêt (et encore, intermittent) pour les fantamanagers. 

Donc voilà, c’est dit: par ici, les flandriennes, no pasa nada.  Mais comme il faut bien tuer le temps jusqu’aux ardennaises, ou à plus long terme, se jauger pour le Giro, la Péninsule nous propose sa propre version de l’hiver cycliste. C’est dans ce sens qu’il faut apprécier la Vuelta Ciclista a Andalucia - Ruta del Sol, nom à rallonge d’une course historique qui marque le vrai début de la saison cycliste en Espagne, après quelques tapas vite englouties du côté de Valence et de Murcie.

Ecrasée par le soleil environ 8 mois par an, l’Andalousie n’est a priori pas une terre bénie pour le cyclisme professionnel, que l’on pratique d’ailleurs à rebours du reste de l’Europe: d’abord en hiver (avec la Ruta del Sol), puis en automne (avec le passage de la Vuelta), en faisant l’impasse sur le printemps et l’été. La région a dès lors produit peu de champions cyclistes en comparaison aux pépinières traditionnelles que sont les Asturies, le Pays basque ou Murcie; ce qui n’est heureusement pas incompatible avec un véritable amour populaire pour le sport. La Vuelta a Andalucia a d’ailleurs été organisée pour la première fois dès 1925, avant de connaître une longue hibernation dûe à l’agitation de la Deuxième République, puis aux horreurs de la Guerre civile et des débuts du franquisme. Bref, la Vuelta a Andalucia ne revient durablement au calendrier qu’en 1955. Mais dès la fin des années 70, elle entre déjà en crise, ce qui incite son directeur Luis Cuevas à créer une autre course, la Ruta del Sol, qui n’hésitera pas à faire des incursions dans les communautés voisines de Murcie et Valence. En 1986, sous l’impulsion des autorités politiques andalouses, a lieu l’inévitable mariage de raison qui présidera à la création de la Vuelta Ciclista a Andalucia - Ruta del Sol telle qu’on la connaît aujourd’hui. 

Sportivement, ne nous la racontons quand même pas trop, la Ruta del Sol fut longtemps au cyclisme ce que l’Andalousie, berceau du chorizo western, fut au 7ème art: un eldorado pour perdants magnifiques, une ode plus ou moins rafraîchissante à la médiocrité, une éphémère semaine de gloire pour les gregarios. Il suffit de se pencher sur le palmarès de la course pour s’en rendre compte, avec des doublés d’illustres inconnus comme Stefano Della Santa (1994-95), Rolf Golz (1985, 1987), pimentés par quelques improbables victoires belges, notamment celles de Georges Pintens en 73, de Daniel Willems en 1980 et de Marc Sergeant en 1982. L’heure de gloire des gregarios, on vous avait prévenus. On retiendra tout de même un doublé en 1974-75 du jeune Freddy Maertens (devant Luis Ocaña en 1975, s’il vous plaît) pour rehausser le niveau.

Heureusement (aussi pour la raison d’être de cet article), avec la professionnalisation extrême du cyclisme et la précision désormais scientifique de la préparation des champions, la Ruta del Sol a désormais acquis un statut différent, et est devenue une vraie référence pour les coureurs de GT qui veulent faire l’impasse sur les froides flandriennes, avant de se présenter sur les ardennaises, voire tout simplement accumuler des kilomètres utiles en vue du Giro. Le podium des 5 dernières années est éloquent à cet égard: Valverde-Contador-Pinot en 2017, Valverde-Van Garderen-Mollema en 2016, Froome-Contador-Intxausti en 2015, Valverde-Porte-Sánchez en 2014, Valverde-Van den Broeck-Mollema en 2013. La qualité du parcours proposé explique largement ce regain d’intérêt des cadors du peloton, et l’édition 2018 ne les décevra certainement pas, puisque c’est un vrai mini GT en 5 jours qui les attend, avec une étape de plat, une étape de haute montagne, un étape de transition vallonnée, une étape de moyenne montagne pour puncheurs et un contre-la-montre final dans le port de Barbate, la capitale mondiale du thon rouge.

On observera surtout avec attention la seconde étape, au sommet du redoutable Alto de Allanadas: bien trop court (4,5 km) pour prétendre au statut de hors-catégorie, mais ses 12,8% de moyenne lors des 3 derniers kilomètres (avec des passages à 17%) seront à ne pas douter un véritable calvaire si tôt dans la saison. Froome s’y était imposé devant Contador lors du dernier passage de la Ruta del Sol, il y a 3 ans. On se délecte déjà aussi du final de la quatrième étape à Alcalà de los Gazules, un mur de 2km à 18% précédé d’un petit secteur pavé, séduisant succédané de Flèche wallone.

Niveau des favoris, en l’absence de La Bala Verde, vainqueur de 5 des 6 dernières éditions, deux noms se détachent du reste de la troupe: Chris Froome et Mikel Landa, dont les cas sont intéressants à plus d’un titre.

Chris Froome tout d’abord. D’aucuns souhaiteraient le voir à l’ombre, mais il effectuera bien sa rentrée (surexposée) à la Ruta del Sol. Surexposée, car en quelques sniffs de salbutamol lors de la dernière Vuelta, le Kényan blanc est devenu le mouton noir du peloton, dont plusieurs cadors comme Nibali ou Bardet ont réclamé la suspension préventive, indiquant qu’il “mettait en danger la crédibilité du cyclisme”, et “qu’il ne pouvait pas courir comme si rien ne s’était passé”. Pas de chance, c’est précisément ce message de business as usual que Froome vient donner en Andalousie, s’abritant derrière le fait que le salbutamol est considéré par l’AMA (Agence mondiale antidopage) comme une substance “spécifiée”, et pas une substance “interdite”, ce qui lui évite une suspension provisoire et lui permet jusqu’à nouvel ordre de participer aux compétitions de l’UCI.

UCI qui souffle d’ailleurs le chaud et le froid dans cette histoire: son président  David Lappartient a déclaré souhaiter que Sky suspende son poulain en attendant le verdict légal…mais l’UCI elle-même (en l’occurrence deux de ses organes internes, le Service Légal Anti-Dopage et la Fondation Cycliste Anti-Dopage) semble méchamment s’endormir sur l’affaire: plus de 5 mois après le contrôle “anormal”, Sky n’a toujours pas officiellement fourni d’explication au taux de salbutamol trop élevé de son coureur! Bref, Sky joue la montre, et jusqu’ici, l’UCI reste stoïque. Pas dit que cela durera encore des éternités, d’autant plus que l’AMA pourrait s’en mêler et sommer l’UCI d’accélérer la procédure si elle estime que celle-ci s’allonge trop.

Une fois de plus, malheureusement, les instances du cyclisme professionnel arrivent à une encrucijada, et devront procéder à un difficile (impossible?) arbitrage entre la crédibilité du cyclisme auprès du public, sa viabilité économique et l’éthique sportive. Une équation très politique, à n’en pas douter, car la jurisprudence de l’UCI en matière de produits contre l’asthme n’est pas très cohérente: des veinards comme Miguel Indurain s’en sont sortis grâce à une AUT (autorisation pour usage thérapeuthique), un petit malin comme Simon Yates a admis “une négligence” et s’en est sorti avec 4 mois de suspension pour contrôle positif à la Terbatuline…mais les deux cas récents les plus sérieux de contrôle positif au salbutamol (Ulissi en 2014 et Petacchi en 2007) sont ceux qui doivent faire gamberger la Sky, car ils ont abouti à des sanctions de 9 mois (Ulissi) et 12 mois (Petacchi).

Le cas d’Ulissi est l’étalon le plus intéressant pour projeter le sort possible de Froome, les taux contrôlés étant presque identiques (1900 ng/ml pour Ulissi, 2000 ng/ml pour Froome): positif au Giro en mai 2014, Ulissi avait été suspendu 9 mois en janvier 2015. Un copy-paste de la jurisprudence Ulissi nous amènerait donc pour Froome à une suspension de 9 mois prononcée en mai 2018: l’horreur totale pour lui, puisqu’il serait potentiellement obligé de quitter le Giro (qui a lieu du 4 au 27 mai), avant de dire adieu au Tour et adiós à la Vuelta…On peut subodorer que Froome et les organisateurs du Giro feront tout pour le voir présent sur la ligne de départ historique de Jérusalem, lorsqu’on sait que sur les 12 millions € offerts par le gouvernement israélien pour cet énorme coup de marketing, 2 millions sont réservés à garantir la participation du Kényan blanc.

Donc voilà, Froome a beau affoler les compteurs sur Strada et jouer la carte de la préparation normale, on a difficile à croire que la fraîcheur mentale soit au rendez-vous. Cela ne devrait pas l’impacter outre mesure sur la Ruta del Sol, dont il reste le favori logique, mais cela sera évidemment une autre paire de manches sur un GT.  

Pour revenir au vélo comme on l’aime, Mikel Landa va tenter de tuer le père (Froome) lors de cette Ruta del Sol. Gregario de luxe pour Aru et Nibali chez Astana (2014-15) puis pour Froome chez Sky (2016-17), le Basque a déjà laissé passer son Tour plus d’une fois. A l’intersaison, très amer, il déclarait d’ailleurs qu’il ne signerait plus que des contrats de leader. Message bien capté par Movistar, qui met la main sur un coureur de 28 ans, au seuil de la maturité et devant qui s’ouvre une fenêtre d’opportunité de 4 ou 5 saisons pour remporter des GT. Sportivement en effet, le talent est là, on l’a vu tout au long de 2017: au Giro, il est pris dans la révoltante chute du Blockhaus, se relève et termine meilleur grimpeur de la compétition (avec une victoire d’étape en bonus); au Tour, écoeurant de facilité dans son rôle de gregario pour Froome, il finit à une seconde du podium. Cet homme-là avait déjà un GT dans les jambes, c’est indéniable, alors avec une équipe autour de lui…

Paradoxalement, c’est la gestion de son nouveau statut au sein de Movistar qui risque de lui exiger le plus d’énergie. En effet, en Espagne, sans doute par analogie au foot, on adore les “tridentes”, et on se réjouit déjà de voir le trident Landa-Quintana-Valverde en action. Une minorité d’aguafiestas, dont fait partie votre serviteur, est beaucoup plus sceptique: un duo de leaders, c’est déjà difficile à gérer, alors un trio... D’ailleurs si on continue avec les analogies, un trident c’est un peu un ménage à trois: il y a toujours un perdant dans l’affaire. Pour Landa, ce premier test grandeur nature en tant que leader chez Movistar a donc une importance vitale: il s’agit en quelque sorte de marquer son territoire dans sa nouvelle équipe, et quoi de mieux pour ce faire qu’une victoire devant Froome à la Ruta del Sol?

Les plans d’Eusebio Unzue pour ses 3 leaders sont peu clairs jusqu’ici. La seule demi-certitude, répétée comme une mantra depuis le début de saison, c’est la présence du Tridente au TdF, avec Quintana comme primus inter pares et la victoire à Paris comme objectif majeur pour 2018. Nairo en leader avec 2 super gregarios, le plan a de la gueule, même si certains disent sotto voce que le meilleur du Colombien est derrière lui. Quoi qu’il en soit, le plan implique forcément aussi que Quintana ne sera pas au Giro: il a prouvé en 2017 ne pas être capable d’un tel enchaînement en arrivant lessivé sur le TdF. Valverde, lui, a 3 objectifs très clairs: les Ardennaises, forcément, ensuite une Vuelta qui pourrait être sa dernière, et surtout les Mondiaux d’Innsbruck, dont le tracé tyrolien est taillé à sa mesure. Pas difficile de se mettre à sa place et de rêver à un mega farewell tour durant la saison 2019 (il aura 38 ans) avec le maillot arc-en-ciel sur le dos! Bref, avec ses objectifs plutôt situés en fin de saison, s’il doit être au TdF pour aider Nairo, il va s’économiser méchant jusqu’au départ de Bruxelles, et fera à tous les coups l’impasse sur le Giro. Donc voilà, si vous lisez comme moi dans les feuilles de coca, vous aurez déduit que le rôle de leader Movistar au Giro est quasiment promis à Landa, de quoi le motiver à profiter de cette Ruta del Sol pour marquer un avantage psychologique face à Froome, celui qui sera – avec les réserves juridiques d’usage - son principal adversaire pour la maglia rosa.

Derrière les 2 ténors, Fuglsang (Astana) et Kruijswijk (Lotto NL) viennent certainement avec la même idée de rôder leur moteur 2018 en vue des grands rencez-vous, et ne devraient pas finir loin du podium, tout comme les gregarios Poels, de la Cruz (Sky) et Amador (Movistar). Finalement, on surveillera aussi Olivier Naesen, dont on attend un saut qualitatif lors des prochaines classiques, et qui viendra étrenner son maillot de champion de Belgique en tant que leader chez AG2R.