A l’occasion de la première édition de la Vuelta Oro y Paz, qui se déroule du 6 au 11 février entre Palmira et Manizales, penchons-nous sur le cyclisme colombien, en effervescence depuis près de 70 ans.

En l’an 2000, la tension entre la guérilla marxiste, les paramilitaires d’extrême-droite et le gouvernement colombien est à son comble. Olivero Rincon, un cycliste qui a gagné trois étapes en Europe, respectivement sur le Tour de France, le Dauphiné et la Vuelta, est enlevé par l’ELN et séquestré durant onze jours. A peine un mois plus tard, c’est au tour de Lucho Herrera, la légende du cyclisme colombien,de subir le même sort. Alors qu’il se promène à La Aguadita, un village près de Fusagasuga, il est enlevé par trois guerilleros sous les ordres du Negro Antonio, le commandant du front 42 des FARC. Lors de sa captivité, il doit subir durant vingt-quatre heures les questions passionnées des ravisseurs sur sa carrière sportive. Ces deux enlèvements se sont soldés par la libération des captifs sans qu’aucune rançon ne soit payée, une démonstration par l’absurde de la passion qui anime les colombiens pour leurs coureurs.

Si on parle beaucoup de cyclisme colombien depuis les prouesses de Nairo Quintana ou Rigoberto Uran, l’engouement pour cette discipline ne date pas d’hier.

Il suffit de se promener à Bogotá, ville à priori peu amène pour les cyclistes, pour se rendre compte de l’étendue de cette passion. Chaque jour, ils sont des centaines aux portes de la ville, au mépris de toute prudence, à gravir l’Alto de Vino ou le Patio de la Calera, au milieu de camions qui les frôlent sans vergogne. Sans compter la probabilité d’être agressé. En 2015, rien qu’à Bogotá, on a recensé pas moins de 1082 attaques sur des cyclistes, c’est à dire cinq par jour. Au mépris des risques inhérents à cette pratique, les colombiens roulent à vélo et aiment le vélo, moyen de locomotion par excellence dans les campagnes. Les paysans font d’ailleurs de redoutables adversaires, comme en témoigne une vidéo postée par Rigoberto Uran le 22 décembre dernier, où on le voit coller à la roue d’un jeune campesino qui ne se laisse pas dépasser. Pour appréhender l’étendue de cette dévotion qu’entretiennent les colombiens avec le cyclisme, il faut remonter bien plus loin que les récents exploits de Naïro «Naïroman» Quintana.

En 1950, alors que la Colombie est plongée dans la violence politique, une réunion a lieu au café Pasaje, une bonne adresse pour boire une bière et échapper le temps de quelques verres au tumulte de la ville. Fondé en 1936, le troquet situé en plein centre de Bogotá, à deux pas du vieux quartier de la Candelaria et de la très animée Calle septima, a vu bien des célébrités locales, telles Jorge Elicer Gaitan, une des figures politiques les plus importantes du pays, ou le poète León De Greiff, prendre place dans sa grande salle.

Ce jour-là, quelques journalistes du quotidien El Tiempo viennent s’attabler. Parmi eux, Efraín Forero, un jeune sportif originaire de Zipaquirá. Ensemble, ils discutent à bâtons rompus de la victoire des cyclistes colombiens aux jeux centre-américains de 1948. L’aguardiente échauffant les esprits, la petite assemblée en arrive rapidement à l’idée de créer le tour de Colombie. C’est chose faite dès l’année suivante et grâce à la retransmission radiophonique, le succès est sans appel: l’Histoire avec un grand H du cyclisme colombien est enclenchée.

Le premier tour a lieu en 1951 et Efrain Forero, qu’on surnomme désormais «Zipa indomable» (Zipa l’indomptable) en est le vainqueur. Il remporte pas moins de sept des dix étapes et parcourt les 1.157 kilomètres en 45 heures. La mairie de Zipaquirá, devant le succès de son coureur, décrète que le jour de la dernière étape sera pour l’occasion un congé exceptionnel.

La Vuelta a Colombia n’a jamais souffert de la moindre interruption depuis soixante-six ans, et ce malgré les longues périodes d’instabilité qu’a connu le pays. Le parcours proposé est chaque année très difficile. Il prend place principalement dans les Andes et comporte quelques surprises qui feraient pâlir les plus endurcis, telle l’ascension mythique du Páramo de Letras, à 3.679 mètres d’altitude.

Récemment, la fédération de cyclisme colombien a évoqué l’idée de simplifier le parcours du tour, avec l’objectif d’attirer plus de coureur internationaux et redonner de la visibilité à un événement boudé par les européens. Les réactions ne se sont pas fait attendre: adoucir les dénivelés de cette épreuve, ce serait comme bitumer les pavés du tour de Flandre: une hérésie.

La décision a donc été prise de créer un nouveau tour, la Vuelta Oro y Paz, en trois étapes de sprint et trois étapes de moyenne montagne. Placé en début de saison, lorsque l’hiver frappe encore l’Europe, la stratégie semble fonctionner puisque des grandes équipes comme Quick-Step, Movistar ou Team Sky y participeront. Espérons toutefois que cette nouvelle course, plus adapté aux standards internationaux, ne relègue pas la Vuelta a Colombia trop loin des projecteurs.

Revenons en 1953. Alors que la Colombie tombe sous la coupe d’une dictature militaire sensée pacifier le pays, la Vuelta de Colombia devient rapidement un événement sportif majeur et lorsqu’elle a lieu, les colombiens la vivent l’oreille collée au radio transistor. C’est cette époque qui voit l’ascension du premier monstre du cyclisme colombien: Ramón Emilio Hoyos Vallejo, surnommé «El escarabajo de la montaña » (le scarabée de la montagne), pour son aisance dans les cols les plus difficiles. Ramón Hoyos, qui a enfreint les lois du service militaire obligatoire, est incorporé de force à la garnison de Cucuta. En 1954, il est contraint de courir sous les couleurs de l’armée et en 1955, il remporte douze des dix-huit étapes du tour, record qui a sa mort en 2014, n’a jamais été battu. Gabriel Garcia Marquez, le Nobel de littérature, publie la même année dans El Espectador une chronique en quatorze épisodes sur le coureur. La légende entourant sa vie inspire également le peintre Botero, qui lui dédie un tableau intitulé «Apoteosis de Ramón Hoyos.»

 

 

 

Dans les années soixante, c’est Martin Emilio Rodriguez, surnommé Cochise, qui fera parler de lui en terminant premier à quatre reprises la Vuelta de Colombia. Il reste à ce jour le coureur avec à son palmarès le plus grand nombre de victoire d’étapes, trente-neuf, sur ce tour. Parallèlement à ses prouesses sur routes, il doit, pour survivre, vendre des Blue-Jeans au détail, au sein de la boutique qu’il a créé. Les clients affluent grâce à un coup de marketing bien pensé: un autographe pour chaque pantalon acheté. Sa notoriété, même si elle n’est que très peu rémunérée, lui a toutefois permis de sortir du barrio Guayabal, le quartier pauvre de Medellin où, comme il aime le rappeler, il a grandi dans une maison dépourvue d’eau courante et d’électricité.

Son surnom lui colle tellement à la peau qu’en 2011, après trois ans de lutte contre l’état civil colombien, il parvient à modifier sa carte d’identité et change son nom en «Cochise Rodriguez.»

 

 
 

Il sera le premier colombien à s’illustrer sur les podiums européens. D’abord en tant qu’amateur, en terminant premier en 1971 aux championnats du monde de cyclisme sur piste. Ensuite, dans une équipe professionnelle, en alignant deux victoires d’étape au Giro en 1973 et 1975. La même année, il participe au Tour de France et termine 26ème au classement général. Lors d’une interview en 2013, il témoigne au journal télévisé de sa situation financière précaire. En effet, Coldeportes, l’administration colombienne des sports, après l’avoir convaincu de renoncer à sa pension pour le rendre éligible à des campagnes de publicité, n’a pas renouvelé son contrat et le laisse sans le sou. Une triste fin pour le premier coureur colombien à être entré sur la scène du cyclisme international.

Avant de parler des acteurs de ce qui fut l’âge d’or du cyclisme colombien, revenons quelque peu en arrière, en 1961 plus exactement. C’est cette année-là qu’un nouveau tour, sous le patronage de la radio cadena nacional, voit le jour: le Clásico RCN. Initialement prévu en deux étapes, le tour se modifiera au fil des années pour atteindre en 1993 une configuration stable de dix étapes. Les années 80 verront même la participation de stars internationales sur ce parcours, comme Laurent Fignon en 84 et Bernard Hinault en 86, qui décrocheront chacun une victoire d’étape.

Un coureur va se distinguer sur les deux grandes épreuves de cyclisme que compte à présent la Colombie. Son nom: Rafael Antonio Niño Munévar, surnommé «el niño de Cucaita». L’enfant terrible du Boyaca, la région d’où sont originaire la grande majorité des cyclistes professionnels, impose ses prouesses en alignant en dix ans cinq titres sur le Classico RCN et six sur la Vuelta de Colombia. Lors de son premier triomphe, il est à peine âgé de vingt ans.Il participera une fois au Giro d’Italia en 1974, où, contrairement à ses habitudes, il est contraint de courir comme gregario et terminera 43ème. Il prend prématurément sa retraite en 1982 pour devenir directeur technique de l’équipe Café de Colombia, cette même équipe qui donnera la gloire à la légende du cyclisme colombien: Lucho Herrera.

Allons à présent à Fusagasuga, une petite ville à 70 kilomètres au sud de Bogotá, réputée pour la douceur de son climat et pour ses nombreuses maisons de repos. C’est ici que grandit Luis Alberto Herrera, au pied de l’Alto de San Miguel, un lieu mythique pour l’entraînement des grimpeurs. Il reçoit sa première bicyclette à quinze ans afin de faciliter ses déplacements pour combiner ses études et son travail de jardinier. Son grand frère participe déjà à des compétitions de cyclisme mais faute de sponsor il est contraint d’arrêter. Luis prendra la relève et se fera remarquer par Julio Arrastía Bricca, un célèbre journaliste amateur de vélo. Il participe en 81 au Classico RCN et remporte une étape importante, el alto de La Línea, une pente à neuf pour cent à 3.265 mètres d’altitude.

El Jardinerito de Fusagasuga, comme l’appelleront plus tard ses admirateurs, met les bouchées doubles en 1982 et remporte le Clasico RCN, devant Fabio Parra. Il réitère l’exploit en 83 et 84 et se lance dans le Tour de France où il sera le premier coureur amateur à remporter une étape, et pas des moindres puisqu’il s’agit des Alpes d’Huez, devant Hinault et Fignon. Les espagnols le surnomment désormais Lucho Herrera.

Mais ce dont tous les colombiens se souviennent, c’est de ce samedi 13 juillet 1985. Lors de la quatorzième étape du Tour de France, les 27.867.326 habitants que comptait alors la Colombie tombent en même temps qu’Herrera, victime d’une chute à Saint-Etienne, à dix kilomètres de l’arrivée. Comme le dit très bien un chroniqueur sportif d’El Espectador, « la foi des colombiens s’en est allée en même temps que Lucho se séparait de son vélo.» Pourtant, étourdi, le visage en sang, tel le Christ avec une bicyclette en guise de croix, il redresse son guidon, repart de plus belle et remporte l’étape ainsi que le titre de meilleur grimpeur. Le pays entre en liesse et Lucho se converti en héros national.

En 1987, propulsé par son succès et par la ferveur qui l’entoure - une chanson est même composée par radio Caracol pour l’encourager - il gagne la Vuelta d’Espagne. Il remporte également à deux reprises le Critérium du Dauphiné et devient le second coureur de l’histoire à décrocher le titre de leader en montagne sur les trois Grands Tours. Ses triomphes, il les doit aussi à son refus de servir comme gregario dans les rangs d’une équipe européenne, malgré les nombreuses propositions qui lui sont faites, notamment celle de Bernard Hinault. Après sa retraite, il critique sévèrement des coureurs comme Amstrong ou Induráin, qu’il compare à des machines spécialisées pour le Tour de France, contrairement à des sportifs complets comme Bernard Hinault ou Eddy Merckx.

Aujourd’hui, ce gladiateur de la route reçoit de plein fouet le prix que sa passion a exigé de lui. L’année dernière, il déclare à l’émission télévisée Testigo directo qu’il est atteint d’un cancer de la peau à cause des intenses expositions au soleil auxquelles il a été exposé tout au long de sa carrière professionnelle. Souhaitons-lui une guérison rapide.

Fabio Parra, malgré ses succès, a vécu dans l’ombre de Lucho Herrera. Dans sa jeunesse, il voulait devenir médecin. Son échec à l’examen de l’Université Nationale changera le cours de son destin. Il opte pour le cyclisme, la passion de son père, et gagne la Vuelta a Colombia en 1981. Quatre ans plus tard, il remporte la douzième étape du Tour de France, pratiquement main dans la main avec Lucho Herrera. Dans la fin des années 80, il finit respectivement troisième et deuxième au classement général du Tour et de la Vuelta d’Espagne. Sur le 75ème Tour de France, il passe à un cheveu de la victoire. En effet, les deux premiers, Pedro Delgado et Steven Rooks, sont contrôlés positif au probénécide. Malgré que le produit soit interdit par le CIO, Fabio Parra doit se contenter de la troisième place. En effet, cette substance n’est pas encore référencée dans la liste noire de l’UCI et les coureurs incriminés ne seront pas disqualifiés. A son retour en Colombie, seule une poignée de journaliste s’intéresse à sa médaille. Dans l’aéroport El Dorado, tous les regards sont tournés vers Lucho Herrera, la star nationale, alors qu’il ne termine cette fois que septième au classement.

Dans cette rétrospective, nous aurions pu aussi évoquer Javier «El nato» Suarez, surnommé el escalador de America ou encore Roberto «Pajarito» Buitrago, tous deux, et bien d’autres encore, guerriers de la route exemplaires. Tous, ils inspireront les Botero, Betancur, Atapuma, Anacona, Chavez, Henao, Pantano, Gaviria et les stars comme Naïro Quintana ou Rigoberto Uran. L’histoire du cyclisme colombien reste à écrire. En attendant, contentons-nous de célébrer les soixante-sept ans de mariage entre les colombiens et leur Vuelta et la naissance de la petite dernière: la Vuelta Oro y Paz.

 

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