L’équipe La Vie Claire et son maillot à rectangles multicolores est sans aucun doute une des formations qui a le plus marqué les esprits des amateurs de cyclisme. Malgré un passage relativement court dans le peloton, la formation de Bernard Tapie s’est forgé un beau palmarès et à surtout changé beaucoup de choses dans le monde de la petite reine. Retour sur l’histoire d’un projet un peu fou et tellement eighties…

Une des images qui vient directement à l’esprit lorsqu’on pense au cyclisme des années ’80 est celle de l’arrivée de l’étape de l’Alpe d’Huez du Tour 1986. Bernard Hinault et Greg Lemond, les deux équipiers de La Vie Claire franchissent main dans la main la ligne d’arrivée pour saluer la domination absolue de leur équipe sur le Tour. Ironie de l’histoire, aucun des deux coureurs ne portait le maillot légendaire de la formation française, Lemond portant le maillot jaune et Hinault le tout aussi mythique maillot multicolore du classement combiné. Cette étape marquera l’apogée de la formation, trois ans seulement après sa création, et sera suivie d’un lent et constant déclin.

Tout a commencé en 1984. On est en plein milieu des années ’80. C’est l’époque de Bernard Hinault, des formations Renault de Cyril Guimard et Peugeot de Roger Lejeay et des Tour de France avec minimum 5 étapes contre-la-montre… Mais le règne du Blaireau vacille. Blessé au genou, le quadruple vainqueur de la Grande Boucle a dû renoncer au Tour 1983 et a parfaitement été remplacé par la nouvelle pépite de Guimard, Laurent Fignon, qui remporte son premier maillot jaune à 22 ans. Les tensions sont fortes au sein de l’écurie Renault et, priés de choisir entre Hinault et Guimard, les dirigeants choisissent le pluri-victorieux directeur sportif aux dépens d’un Bernard Hinault qu’ils pensent sur le déclin. Le Blaireau cherche alors un sponsor pour monter une nouvelle équipe. Il ne souhaite pas intégrer des formations existantes, espagnoles ou italiennes, car il souhaite monter une équipe rien que pour lui. Il tombe sur un jeune homme d’affaire, spécialisé dans la relance d’entreprises quasi en faillite, rachetées à bas prix. Bernard Tapie vient d’acquérir la société Look qui travaille sur un nouveau modèle de pédale à fixation et voit dans la nouvelle équipe un formidable tremplin. Tapie est aussi ambitieux et sait que le sport est une plateforme parfaite pour se lancer à la conquête des sommets. Surtout le cyclisme, qui dans ce monde pré-globalisation, est encore le sport touchant le plus large public. Les deux hommes au caractère bien trempé s’entendent directement et décident de monter une formation qui va chambouler le cyclisme de l’époque.

Bernard Tapie ne lésine pas sur les moyens. Les salaires des coureurs sont largement au-dessus de la moyenne, ce qui petit à petit permettra à tout le peloton de revendiquer plus que des rétributions de misère. La présentation de l’équipe est un véritable show à l’américaine, en contraste complet avec l’austérité vieille époque de la régie Renault. Sponsorisée par les sociétés de Tapie comme la chaine de magasin d’alimentation diététique La Vie Claire, le constructeur de pèse-personne Terraillon et les cycles Look, l’équipe se permet même de provoquer Guimard et Renault en arborant le sponsor de Citroën en 1984. Pour réussir une entrée médiatique dans le peloton, il faut plus qu’un champion pas toujours sympathique et un projet de pédales révolutionnaires. Tapie veut un maillot qui claque et qui accompagne son équipe dans une nouvelle époque. Après un projet de maillot noir type « All Blacks » rejeté par Hinault à cause du risque de surchauffe sous le soleil de juillet, c’est finalement un maillot aux rectangles rouges, jaunes, gris, bleu et noir inspiré de l’artiste Piet Modrian qui sera choisi et fera son effet grâce une originalité inédite. Le Suisse Paul Köchli est engagé pour diriger l’équipe. Il a une expérience dans la préparation physique et logistique, mais aucune connaissance de la science tactique de course. Mais ce n’est pas grave, la tactique, le Blaireau s’en chargera.

Lors de la première saison de La Vie Claire, les choses ne se passent pas idéalement. Remis de son opération au genou, Hinault remporte le prologue du Tour de France mais est finalement impuissant face à Laurent Fignon qui remporte trois étapes contre-la-montre et deux étapes de montagne. Le Parisien double son succès de l’année précédente avec plus de 10 minutes d’avance sur le Blaireau et 11 minutes sur le jeune Greg Lemond. En remportant le Lombardie en fin de saison, Hinault montre cependant qu’il n’a pas dit son dernier mot et qu’il compte encore mener la vie dure à son ancien mentor et son nouveau poulain. Comme souvent dans sa carrière, Bernard Tapie sort alors le chèque pour mettre tous les atouts de son côté. Il convainc Greg Lemond de rejoindre La Vie Claire en lui offrant un salaire dix fois supérieur à ce qu’il gagnait chez Renault. Mais la revanche entre les deux formations n’aura finalement jamais lieu. Laurent Fignon doit déclarer forfait sur le Tour 1985 à cause d’une blessure au tendon d’Achille et la régie Renault annoncera la fin de tout sponsoring sportif à la fin de la saison.

Commence alors une nouvelle phase de l’histoire de la formation La Vie Claire, celle de la guerre interne entre Hinault et Lemond. Les deux coureurs participent au Giro que Bernard Hinault remportera pour la troisième fois. Quelques mois plus tard, ils sont les grands favoris de la Grande Boucle. En pleine confiance, Hinault fait le show dans la première partie du Tour. Il remporte le prologue, écrase la concurrence dans le premier contre-la-montre de 75 kilomètres et lâche tous les concurrents dès la première étape alpestre.

Mais Hinault chute à Saint Etienne et est victime de plusieurs blessures, dont une fracture du nez. Lors de l’étape de Luz Ardiden, Delgado attaque et Roche part en contre. Lemond suit. Incapable de respirer correctement, Hinault est en crise. Il perd minute après minute. Köchli interdit à Lemond de collaborer avec les attaquants, en mentant sur l’écart avec le maillot jaune. A l’arrivée, l’Américain déclare fou de rage qu’on l’a empêché de gagner le Tour. Hinault remporte finalement la Grande Boucle avec 1’42 d’avance sur Lemond. Son cinquième succès, égalant les légendes Anquetil et Merckx. Comme Tapie, il promet cependant à Lemond que l’année prochaine il l’aidera à gagner le Tour en roulant pour lui.

Dès le début du Tour 1986, Hinault semble avoir oublié sa promesse. Pire, il est plus agressif que jamais, à la recherche d’une sixième victoire qui serait légendaire. Il remporte le contre-la-montre de Nantes et attaque dès le début de la première étape pyrénéenne. Avec son équipier Jean-François Bernard et Pedro Delgado, Hinault s’envole et s’empare du maillot jaune à Pau avec plus de cinq minutes d’avance sur Greg Lemond. Le lendemain, en pleine confiance et un brin prétentieux, Hinault attaque en solitaire dans le col d’Aspin, alors qu’il reste encore trois ascensions. Il sera repris par les autres leaders avant le dernier col et craquera dans la montée de Superbagnères, gardant le maillot jaune pour quelques secondes seulement. Les médias et la direction de l’équipe parlent d’entente parfaite et de tactique payante. Mais on ne peut s’empêcher de croire que ce jour-là, Hinault voulait assommer le Tour, faire son dernier grand numéro. Il n’en avait plus les moyens. On parle aussi d’une équipe divisée en deux clans, celui du Blaireau et celui formée par les Anglo-Saxons Lemond, Hampsten et Steve Bauer. Quelques jours plus tard, entre Nîmes et Gap, le Blaireau tentera encore une attaque folle, mais n’arrivera pas à distancer son ennemi interne. Le lendemain, il paiera ses efforts et sera victime d’une terrible défaillance dans l’Izoard qui permettra à Lemond de lui ravir la tunique de leader. Il ne s’avoue cependant pas vaincu et le jour suivant, il attaque encore dans la descente du Galibier. Il est cependant repris par Lemond et ensemble, ils graviront l’Alpe d’Huez pour entrer dans la légende. Chacun déclarera ensuite que s’il avait voulu, il aurait facilement lâché son équipier…  

Le Tour 1986 marque l’apogée de la formation de Bernard Tapie. Outre six victoires d’étapes et les deux premières places au classement général, La Vie Claire remporte le classement par équipe, ainsi que le classement du combiné avec Lemond, le classement de la montagne avec Hinault et le classement du meilleur jeune avec Andy Hampsten. Mais c’est aussi le début de la fin : Hinault prendra sa retraite à la fin de la saison, Lemond sera victime d’un grave accident de chasse quelques mois plus tard et Bernard Tapie se trouvera un nouveau joujou en rachetant l’Olympique de Marseille. La Vie Claire était construite autour d’une, puis deux stars ayant le Tour de France comme seul objectif. Pas assez pour maintenir un projet de qualité à long terme, surtout si le patron décide de lâcher ses sous pour acheter Jean-Pierre Papin, Alain Giresse, Eric Cantona, Enzo Francescoli, Jean Tigana ou Chris Waddle plutôt que Stephen Roche, Pedro Delgado, Sean Kelly, Erik Breukink, Lucho Herrera ou Moreno Argentin…

L’équipe ayant changé de nom en Toshiba a pourtant encore frôlé l’exploit lors du Tour 1987 avec celui qui sera trop vite désigné comme le successeur du Blaireau : Jeff Bernard. Le Français est un des protagonistes de la passionnante Grande Boucle de cette année-là. Celle de la confrontation entre Stephan Roche, Pedro Delgado, Charly Mottet et Bernard. Ce dernier semble confirmer les espoirs placés en lui en écrasant la concurrence lors de la 18ème étape, un contre-la-montre sur les pentes du Mont Ventoux. Ce jour-là, Bernard s’empare du maillot jaune avec plus de 2 minutes d’avance sur Roche et Delgado. Mais l’étape du lendemain marquera son destin. Victime d’une crevaison, il est attaqué par les Système-U de Fignon et Guimard, puis par Delgado et Roche. Sans équipe solide pour l’aider, il perdra plus de 4 minutes et tout espoir de remporter le Tour. Jean-François Bernard ne sera pas l’héritier du Blaireau. Il ne se remettra jamais de cette déception et malgré un Giro 1988 où il remportera trois étapes et endossera le maillot rose lors des trois premiers jours, il ne sera plus jamais capable de lutter pour la victoire sur un grand tour.

Pour le plaisir plus que pour le défi sportif, Tapie débauchera les frères Madiot de l’équipe Système-U à coups de gros salaires, mais malgré ça et malgré l’arrivée de quelques jeunes espoirs comme Luc Leblanc, Andreas Kappes, Thierry Bourguignon et surtout Laurent Jalabert, l’équipe Toshiba ne pèsera plus beaucoup sur le cyclisme de la fin des années ’80.

Pour la nouvelle décennie, le maillot à rectangles multicolores sera remplacé par une nouvelle tunique très réussie, toujours multicolore, toujours originale et toujours audacieuse. Mais ce dernier coup marketing n’empêchera pas le déclin d’une formation complètement abandonnée par son patron, trop occupé à courir derrière la coupe d’Europe avec l’OM et à s’imposer sur la scène politique française. L’équipe Toshiba se retirera du peloton à la fin de la saison 1991, presque dans l’anonymat. Elle aura marqué les années ’80 avec peu de victoires, même si de qualité, et surtout des images fortes qui resteront à jamais gravées dans les mémoires.

Comments

Chouette lecture. Etrange parenthèse que cette équipe... Le pognon de Tapie est finalement parti dans le foot, où la réussite fût encore plus retentissante... (prends ça, Silvio !). Au final, l'équipe d'un homme, d'un boss: un jouet, pas un projet. Mais de belles images souvenir - merci pour les vidéos qui illustrent l'article.

Pour compléter: j'ai pris le temps de regarder en intégralité le doc 'Hinault vs LeMond' dont Lucho propose le lien dans son article, c'est superbe - ne boudez pas votre plaisir, allez voir.