amore e vita

Parmi les maillots vintage à remporter lors du Fantaclassics 2023, il y a un maillot de l’équipe Amore&Vita. De qui ? On offre des maillots de groupes de cyclos ou d’équipes amateur maintenant? Pas vraiment et accrochez-vous car ce flash-back inédit vaut largement le détour.

« Ne pas mélanger sport et politique ». Voici une phrase bien-pensante qu’on utilise à toutes les sauces lorsqu’on souhaite éviter des sujets politiques et sociaux délicats dans un contexte sportif. La dernière coupe du monde de football au Qatar en constitue l’exemple parfait : « Messieurs, que pensez-vous de l’organisation d’une Coupe du Monde dans un pays qui a corrompu la terre entière, qui ne respecte pas les droits de l’homme et qui a construit 8 stades avec climatisation dans un pays d’une surface à peine plus grande que la Corse, tout en exploitant et en laissant mourir des milliers d’ouvriers ? » - « Je ne sais pas… je ne mélange pas le sport et la politique… ». Et oui, c’est triste, mais c’est malheureusement comme ça.

Mais en se plongeant dans l’histoire récente du cyclisme, on trouve quelqu’un qui n’a pas eu peur de mélanger le sport et la politique. Pour le meilleur et surtout pour le pire…

C’est l’histoire de la famille Fanini, originaire de la région de Lucca en Toscane. Dans les années ’40 Ivano le grand-oncle est un bon coureur qui s’illustre au niveau régional. Son frère Lorenzo fabrique et vend des vélos dans l’atelier familial. Il en profite pour créer un groupe cycliste amateur, la GS Fanini, qui sans prétention permettra d’encadrer les jeunes talents de la région pendant des décennies. Des jeunes comme Ivano junior, le fils de Lorenzo, qui n’ira cependant pas au-delà de la catégorie espoirs, mais qui portera la passion familiale à un niveau supérieur en participant à la gestion de l’équipe. En 1984, Lorenzo et Ivano Fanini, père et fils, créent l’équipe professionnelle Fanini-Wührer venant compléter la structure amateur. L’atout principal de l’équipe s’appelle Gino Bartali qui accepte d’aider ses co-régionaux toscans en occupant le poste de Directeur Technique. Une présence symbolique mais à forte valeur ajoutée en Italie, qui permet d’ailleurs à la formation d’être rapidement invitée au Giro et de remporter une première étape en 1985 avec Franco Chioccioli (futur maillot rose appelé « Il Coppino » en raison de sa ressemblance avec le Campionissimo).

En parallèle, l’équipe amateur continue de former les jeunes talents et pourra se targuer d’avoir lancé des futurs champions comme Mario Cipollini, Michele Bartoli ou Andra Tafi. Des Toscans qui avaient compris quelle était la bonne filière à suivre. Mais les dirigeants pouvaient aller au-delà du vivier régional, en atteste la formation du jeune Rolf Sorensen qui deviendra champion du monde juniors grâce à Fanini avant de rejoindre l’équipe pro en 1986. Une équipe pro qui s’appellera Murello Fanini en 1986 et Remac Fanini en 1987, année où Rolf Sorensen se révèle au grand public en remportant Tirreno-Adriatico et le GP Pino Cerami. L’année suivante, c’est le sprinter vétéran Pierino Gavazzi qui remporte un des plus beaux succès de la jeune équipe. Venu terminer sa carrière chez les Fanini, Gavazzi remporte à 38 ans le titre de champion d’Italie sur le circuit de la Coppa Placci devant des légendes comme Giuseppe Saronni et Maurizio Fondriest. L’entreprise est lancée, les bouquets sont là, les sponsors aussi. Ivano Fanini est sur un nuage et puisque rien ne semble l’arrêter, il décide d’associer son amour pour le cyclisme à sa deuxième passion : la Religion. Et il faut admettre que les choses sont un peu parties en sucette à ce moment-là.

En 1988 les Fanini possèdent deux équipes professionnelles : une est sponsorisée par 7-Up et l’autre par Pepsi-Cola, les deux marques de boisson gazeuses de l’énorme groupe PepsiCo. La guerre froide n’est pas encore finie, et même si Pepsi n’était pas le champion de l’impérialisme culturel américain comme son concurrent Coca-Cola, on peut voir à posteriori dans cette collaboration un premier signal de la conception du monde d’Ivano Fanini. Fervent pratiquant, proche de la controversée organisation catholique Comunione e Liberazione et poussé par son ami et président honoraire du club sportif, le chrétien-démocrate et alors vice-président du Parlement européen Roberto Formigoni, il décide de lancer une campagne contre l’avortement et d’inscrire « Dio ti ama » (Dieu t’aime) sur le maillot d’une équipe et « No all’aborto » (Non à l’avortement) sur le maillot de l’autre équipe. Ce dernier message est plutôt mal accueilli par les milieux féministes qui agressent les coureurs de l’équipe au départ de la course Milano-Vignoli. Quelques mois plus tard, lors de la traditionnelle bénédiction de l’équipe au Vatican, le pape Jean-Paul II glisse lui-même l’idée à Ivano Fanini de se limiter au slogan très simple mais fortement religieux « Amore e Vita », « amour et vie ». Le pape a parlé, Amen. En 1990, la nouvelle formation de la structure Fanini s’appellera Amore&Vita. Elle ne changera plus son nom pendant près de 30 saisons et arborera ce message à peine masqué contre l’avortement sur les routes du monde entier.

Fier de sa trouvaille, Ivano Fanini oublie presque que le rôle d’un directeur sportif n’est pas celui d’envoyer des messages moralisateurs aux spectateurs, mais de gagner des courses de vélo. Amore&Vita participera certes au Giro sans interruption lors des années ’90, mais les exploits sont rares avec un maigre butin de cinq victoires d’étape en 10 ans, notamment avec le suédois Glenn Magnusson et le danois Bo Larsen. Qu’importe, le rôle de messager divin est bien plus important et l’entrée en politique en 1994 d’un autre messie du même genre comme Silvio Berlusconi viendra empirer les choses. Il Cavaliere, celui qui se considère « l’oint du Seigneur » et qui est venu sauver l’Italie des « magistrats rouges » et de la barbarie communiste, mérite tout le soutien des fidèles. Dans un contexte politique tendu et avec un clivage politique gauche-droite très marqué. Ivano Fanini a choisi son camp et le criera haut et fort en inscrivant le slogan Forza Arcore sur les maillots de l’équipe à partir de la saison 1996. Un slogan écrit avec le même graphisme et sur le même arrière-fond du drapeau italien que celui du parti de Berlusconi Forza Italia. Il ne pouvait pas inscrire le nom du parti du premier ministre sur les maillots, mais mentionner Forza Arcore faisait le même effet, Arcore étant le nom bien connu de la villa de Berlusconi. Une villa qui sera plus tard à la une des médias pour être le théâtre des fameuses soirées bunga-bunga du Cavaliere. Pour éviter l’ombre d’un doute, l’année suivante, l’équipe Amore&Vita – Forza Arcore arborera un maillot à bandes rouge et noire, comme celui de l’AC Milan, l’équipe de foot dont Berlusconi était propriétaire. Le Berlusca encaissera son soutien avec gratitude, sans trop poser de questions et probablement avec un brin de méfiance envers ce fanatique peu contrôlable.

Au fil des années, les coureurs de l’équipe deviennent de plus en plus des homme-sandwich pour faire passer les messages politiques du patron illuminé. Après le message de propagande berlusconien, et une brève parenthèse de campagne anti-tabac, c’est l’évènement de l’église catholique du Jubilé de l’an 2000 qui est promu sur les maillots. Après les attentats du 11 septembre 2001, le maillot de l’équipe rend hommage aux Etats-Unis avec le drapeau américain complété par la phrase « To cycle all together ». Il faut dire que le sens moral d’Ivano Fanini l’a également poussé à être en première ligne sur des luttes plus en accord avec le monde cycliste, comme le port du casque obligatoire et la lutte contre le dopage. Mais on était dans les années ’90, autant dire qu’il n’avait pas beaucoup de soutien dans sa croisade pour un cyclisme propre…

Peut-être parce que ses coureurs carburaient au « Pan y agua », peut-être parce que le patron s’occupait plus de politique ou peut-être parce que la structure ne s’était pas adaptée au cyclisme moderne, toujours est-il qu’à partir des années 2000, la formation vit des moments difficiles. Les résultats sportifs sont absents. L’équipe n’est plus invitée au Giro et Ivano Fanini crie au complot ayant pour but de l’exclure du peloton, lui et sa lutte contre le dopage, lui et son message divin. Pour éviter les règles sur les nationalités ou les âges des coureurs dans l’effectif, l’équipe prend des licences dans des pays cyclistiquement « exotiques » : Grande-Bretagne de 1999 à 2000, Pologne de 2001 à 2008, Etats-Unis en 2009, Ukraine de 2010 à 2016, Albanie en 2017 et 2018 et Lettonie en 2019-2020. Elle dégringole dans les classements officiels et ne se trouve même plus dans parmi les 50 équipes professionnelles les plus performantes du monde. Pourtant, certains coureurs qui auront plus tard une belle carrière seront lancés par Ivano Fanini et son fils Christian qui prendra un rôle de Directeur Sportif à partir de 2005. Des coureurs comme Przemyslav Niemec, Andrew Talansky et même Michael Woods, venu en Europe grâce à Fanini en 2014. Mais ce sont des petits succès qui ne cachent pas les faiblesses d’une structure dépassée. Cerise sur le gâteau, entre 2006 et 2009, l’équipe est sponsorisée par McDonalds qui vient placer sa marque en dessous du slogan historique. Catholique intégriste et admirateur de la culture capitaliste américaine, le mariage parfait pour une équipe de droite. « Non à l’avortement - I’m loving it ! » (Sic) ou plutôt « Aimons la vie, mais bouffons de la merde… ». Bref, la crédibilité de la famille Fanini est au plus bas et lorsque le président honoraire du club, Roberto Formigoni est condamné à 5 ans de prison pour corruption, il ne reste plus grand-chose de la rigueur morale des débuts.

Après avoir essayé sans succès de poursuivre son activité sous licence du Vatican avant la saison 2022 tout en enregistrant, au cas où, des noms d’équipes en Iran, en Suisse et aux Etats-Unis, la formation disparaît soudainement de la circulation sans annonce ni explication. Une fin assez mystérieuse et même si la famille Fanini se vante d’avoir géré « la structure la plus ancienne de l’histoire » et d’avoir remporté des « milliers de victoires », il ne restera de cette épopée que quelques slogans de droite et un message rétrograde qu’on préfère oublier.

Malgré l’intérêt historique de ce maillot en raison de son histoire assez exceptionnelle, je n’inviterai pas cette fois « à arborer le maillot sur les routes d’Europe », mais à chacun de lui donner la place qui lui semble la plus opportune.

Comments

J'attends toujours avec impatience ces histoires sur les équipes cyclistes - et celle-ci est énorme. Magnifique article, intrigante équipe, je me permets d'ajouter une vidéo "de propagande" pour souligner le tout: https://www.youtube.com/watch?v=YyBLb4WydPY Juste dingue... Merci pour cette histoire ! :-)